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Béatrice Bernard, « Le shiatsu comme chemin de paix » article paru dans La voie du shiatsu, édité par Bénédicte Seguin et Mylène Pierrard, Editions du Montparnasse, DVD et livre, 2018.

– Bonjour Béatrice, pourriez-vous nous raconter votre parcours avec le shiatsu ?

J’ai fait ma formation de praticienne de shiatsu en quatre ans à l’Ecole de Shiatsu Thérapeutique, j’ai obtenu le certificat de la Fédération Française de Shiatsu Traditionnel et celui de l’EST en 2007, ai été assistante de Bernard Bouheret dans son école puis suis devenue enseignante à l’EST pendant cinq ans. Je me suis formée également à l’énergétique chinoise auprès du Dr Jean-Marc Eyssalet pendant trois années. Durant ce temps j’ai développé ma pratique en cabinet privé, je suis également intervenue en tant que bénévole avec un groupe de praticiens de l’Ecole de Shiatsu Thérapeutique dans le service ORL de la pitié Salpêtrière et poursuivi l’enseignement, de façon bénévole, lors des missions solidaires au Pérou financées par l’Association Internationale de Shiatsu Traditionnel (AIST). Je continue à me former lors de stages de shiatsu de styles différents ou de médecine chinoise proposés par l’AIST ou d’autres organismes avec des intervenants tels que Susan Yates, Peter Itin, Taketsugu Yorikane, Jean-Marc Eyssalet et bien d’autres.

– Pourriez-vous nous parler de votre projet au Pérou ? Quelle en est l’origine ? Quelles actions concrètes avez-vous pu faire là-bas ?

Ma première mission a eu lieu en 2010 avec l’association Solidarité Homéopathie, je suis partie pendant un mois dans le sud andin avec un médecin homéopathe, nous avons travaillé dans des dispensaires à Cusco et dans un petit village, Lamay ; dans ces deux lieux je donnais des séances aux patients et proposais un enseignement du shiatsu le soir. C’est pendant la session d’enseignement à Cusco que j’ai connu Rosa Medina, pédiatre à l’hôpital de Sicuani.

Cette rencontre avec Rosa a été décisive pour la suite du projet mené au Pérou, car deux ans plus tard c’est sur son instigation que la première mission de l’Association Internationale de Shiatsu Traditionnel a eu lieu à l’hôpital de Sicuani, petite ville du sud des Andes située à trois heures de Cusco en bus, juste avant l’Altiplano qui mène vers le lac Titicaca.

Je conserverai pour cette mission la même structure que j’avais adoptée lors de ma première expérience : à savoir des soins le matin et des cours au personnel soignant du service de pédiatrie-néonatalogie l’après-midi. J’ai ainsi pu accompagner en shiatsu des mères jeunes accouchées en les aidant à établir la relation avec leur enfant, j’ai travaillé sur les suites de couche et l’aide à l’allaitement. Je travaillais en étroite collaboration avec Rosa, qui dirigeait alors le service de pédiatrie-néonatalogie, pendant ses consultations de pédiatrie, intervenant en shiatsu lorsqu’elle le jugeait nécessaire sur des cas de diarrhées infantiles, infections urinaires, rhino-pharyngites, bronchites, pneumonies etc., soit essentiellement des atteintes des appareils respiratoire et digestif ; rappelons que nous sommes dans les montagnes, à 3600 m d’altitude, près de l’équateur, il y a par conséquent de grands écarts de température entre le jour et la nuit, et il n’y a pas de chauffage dans les maisons ni dans les lieux publics.

A l’hôpital j’ai aidé un adolescent qui avait fait une tentative de suicide avec de la mort-aux-rats, produit fréquemment utilisé dans les tentatives de suicide. Nous avons travaillé dans ce cas précis conjointement avec la pédiatre et la psychologue de l’hôpital, avec beaucoup de succès. La mère a pu s’exprimer verbalement, son fils aussi. Dialogue et communication ont été retrouvés, le shiatsu à servi à rétablir le lien entre le jeune et sa mère.

Je trouve particulièrement stimulant et efficace ce mode de travail qui consiste à partager les savoirs et spécialités de chacun pour traiter le patient. Rosa n’hésitait pas à me solliciter pour adapter le traitement en fonction du diagnostic que je pouvais apporter par la prise de pouls. Et moi de mon côté à lui demander des précisions sur les pathologies rencontrées et sur le diagnostic qu’elle posait. Je me souviens d’une petite fille de six ans qui avait été hospitalisée en raison d’une infection urinaire. Son cas ne s’améliorant pas, Rosa avait pris en compte mon diagnostic du pouls chinois et avait opté avec succès pour un changement d’antibiotique.

– Comment ce projet a-t-il évolué ?

Nous étions d’accord avec Rosa pour estimer que, si mon travail en shiatsu à l’hôpital avec elle était une vraie réussite, en revanche les cours étaient moins satisfaisants, car les infirmières et aide-soignantes qui participaient au cours du soir venant de manière irrégulière, il était difficile de mener un enseignement construit.

Rosa a alors proposé de m’emmener dans un autre centre de santé à Sicuani, l’Apaine, centre de rééducation pour enfants handicapés. L’Apaine fait partie d’un complexe éducatif qui comprend une école pour enfants handicapés, un gymnase et le centre de rééducation lui-même. Y travaillent des kinésithérapeutes, des aide-kinésithérapeutes, des infirmières et aide-soignantes. L’Apaine (Asociación pro atención integral para niños excepcionales) est une association sans but lucratif qui dépend de la prélature, l’évêque de Sicuani en est son président.

Les soins sont destinés aux enfants et aux adultes, la facturation des soins se fait en fonction des revenus. L’Apaine intervient en traumatologie, rhumatologie, neurologie et othorinologie.

Parmi les pathologies les plus souvent rencontrées citons les paralysies cérébrales infantiles, les séquelles de traumatismes, fractures des membres, fractures de la colonne vertébrale, malformations congénitales, paralysies faciales, dépressions, stress, fatigue…

Six mois plus tard avait lieu la deuxième mission solidaire de l’AIST au Pérou, le bilan de l’enseignement fait à l’hôpital de Sicuani ayant été décevant, cette mission s’est déroulée en partie à l’Apaine à Sicuani, et dans un centre de santé à Cusco. Par la suite, le centre de santé de Cusco n’était plus en mesure de nous accueillir, nous avons centré notre intervention à l’Apaine où le cadre paraissait bien établi avec un intérêt à la fois de l’administration et du personnel. Les missions suivantes ont duré deux semaines, à raison de deux fois par an. J’étais accompagnée à chaque mission par un ou deux praticiens ou élèves de 4e année de l’EST.

Nous avons signé une convention entre l’AIST et l’Apaine en novembre 2013 afin de pérenniser nos missions et de leur donner un cadre. Cette convention précisait que les intervenants de l’AIST étaient autorisés à travailler avec les patients du centre, et que le personnel soignant était tenu de participer aux cours de shiatsu pendant leurs heures de travail, ce qui représentait trente heures de cours en deux semaines.

Lorsque les étudiants ont totalisé 120 heures de cours pratiques et théoriques nous leur avons fait passer un examen pratique, je leur ai alors remis avec beaucoup de joie et de fierté le certificat de shiatsu de premier niveau délivré par l’EST. Une des élèves qui avait échoué à l’examen l’a repassé et l’a obtenu lors de notre voyage suivant, six mois plus tard.

Par la suite, des membres d’une association péruvienne basée à Sicuani, Allin Kawsay, ont rejoint le groupe d’élèves de l’Apaine. Deux élèves en shiatsu de l’Apaine, Manuela et Veronica, leur ont transmis le protocole de shiatsu lors de rencontres hebdomadaires. C’est un mode de fonctionnement qui perdure, en effet les deux groupes se retrouvent régulièrement ensemble pour pratiquer. Manuela et Veronica ont été des enseignantes remarquables aux dires des membres de Allin Kawsay, j’ai pu le vérifier pendant les cours, en effet le niveau de connaissances du groupe était homogène. Le groupe s’est appuyé également sur les ressources pédagogiques que nous leur avions fournies : les protocoles que j’avais traduits en espagnol, le livre L’art et la voie du shiatsu de Bernard Bouheret, qui avait été publié en espagnol, et le DVD L’art et la voie du shiatsu.

– Comment ce projet a-t-il été reçu ? Quels ont été les retours des participants? Y avait-il de l’étonnement, face à cette technique venue d’ailleurs ?

Les péruviens travaillent facilement avec leur mains sans surcharger le mental, ils font l’expérience avec certainement plus d’aisance que nous autres européens. Les européens présents pendant les cours avaient plus tendance à décortiquer avec le mental. Nous avons vécu des beaux moments ensemble, dans ces partages de culture.

Les patients se sont eux aussi montrés très ouverts à cette technique qu’ils ne connaissaient pas.

– Pourriez-vous nous parler particulièrement du projet avec l’association Allin Kawsay ? Pourquoi avoir choisi le shiatsu pour parler de la non violence ?

Je laisse la parole à Jean Bouquet, le président d’Allin Kawsay. Jean est français, il vit et travaille au Pérou depuis plus de trente ans : «Notre association s’appelle Allin Kawsay, ce qui en quechua signifie «Bien Vivre», «Vie en paix, en harmonie». Nous nous consacrons à la prévention de la violence, à l’éducation à la paix et au «Bien vivre», avec professeurs, élèves et parents des Écoles pour la Paix. Le bien vivre, c’est prendre soin de sa personne, des autres et de la Terre Mère».

L’association Allin Kawsay organise depuis vingt ans dans les écoles, avec le soutien du ministère péruvien de l’éducation, des ateliers de communication non violente, de gestion et de résolution des conflits. Les membres de Allin Kawsay, ils sont une dizaine, forment les professeurs à des techniques de communication non violente, les enfants « délégués de classe » sont dans cette optique des « promoteurs de paix », leur rôle est de veiller à désactiver les conflits entre les élèves. Allin Kawsay applique les principes développés par Alice Miller, psychanalyste suisse, auteur de l’ouvrage C’est pour ton bien, Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant. Ils ont eu l’occasion d’échanger avec elle. Cette rencontre et cette transmission ont été essentielles dans leur démarche de diffusion de culture de la paix.

Ils m’ont raconté avoir organisé dans des villages des ateliers de modelage avec des adultes, leur demandant de se mettre en scène à l’aide du medium de la terre, pour certains adultes cela a été une prise de conscience de la violence qui avait émaillé leur enfance et leur éducation.

Le Pérou est un pays qui plonge ses racines dans la violence : les Incas et leur mode guerrier de colonisation des territoires, la conquête par les Espagnols, plus récemment le mouvement maoïste Sendero Luminoso actif entre 1980 et 1992, qui est né à la fin des années 70 dans un contexte social caractérisé par la féodalité, en effet les structures sociales correspondaient à celles qui avaient été mises en place par la vice-royauté, après la conquête espagnole, le pouvoir était centralisé à Lima, et les habitants de l’intérieur des terres oubliés. Le mouvement de Sentier Lumineux, qui était né avec la volonté de répartir les richesses, a sombré dans la violence terroriste. Les paysans se sont retrouvés pris entre deux feux : la répression du Sentier Lumineux et celle de l’armée. Le président Fuji Mori, au pouvoir entre 1999 et 2000 a mis un terme au conflit armé, en exerçant une répression d’une telle violence qu’il a été condamné, il purge actuellement une peine de prison de 25 ans, pour corruption et crimes contre l’humanité.

«Confrontés à beaucoup de violence, depuis le début des années 90 nous nous sommes consacrés à l’étude de la violence et à sa prévention dans les Andes. En 1997 nous avons fondé l’association Allin Kawsay dont la mission est de contribuer à rompre le cercle de la violence et de la maltraitance, promouvoir l’éducation pour la paix en coordination avec l’école, la famille et la communauté. Depuis le début, l’expérience de Allin Kawsay est marquée par la perspective de valorisation des cultures locales et de dialogue entre les cultures.»

extrait de https://www.allinkawsay.org.pe

Allin Kawsay a créé un foyer pour adolescents à Coasa, dans la montagne, à six heures de Sicuani, à proximité de zones minières. Ce foyer, originellement destiné à faciliter un logement à des jeunes collégiens ou lycéens habitant trop loin de la ville pour suivre leurs études, se vit aussi comme un lieu de rencontres, de dialogue. Des thèmes ayant trait par exemple à l’environnement ou au respect des droits humains y sont abordés entre les éducateurs et les jeunes. Le centre héberge également des adolescents en conflit avec leur famille, en proposant une médiation entre parents et enfants.

Nous avons passé quelques jours au foyer de Coasa. Nous avons mis au point un petit protocole de 15 minutes, mixte de shiatsu martial et fluidique, que nous avons enseigné à Jean et à Silvia, sa femme, et aux éducateurs du foyer. Ce protocole destiné aux adolescents devait être non intrusif, il évite les yin des jambes, les fesses, ventre et poitrine. Nous l’avons imaginé pour que les éducateurs puissent l’enseigner aux jeunes et pour que les jeunes puissent le pratiquer entre eux. Nous avons donné ce shiatsu aux vingt jeunes du foyer et leur avons enseigné le protocole. L’enseignement de ce protocole simplifié a connu un vrai succès, au départ nous avons rencontré des rires gênés, de la retenue, et puis rapidement l’enthousiasme et le désir d’apprendre ont pris le dessus.

Lors de notre deuxième visite à Coasa six mois plus tard nous avons appris que certains adolescents continuaient à pratiquer le shiatsu, de l’avis des éducateurs du centre certains adolescents ont été transformés dans leur comportement par cette aventure qui avait duré deux jours.

Voici le témoignage de Jean sur notre intervention au foyer :« Une excellente expérience, une équipe d’éducateurs très motivée et qui apprend vite, des adolescents qui ont vécu une expérience tout à fait nouvelle de bien être, d’harmonie et pour certains d’entre eux d’intériorité. La suite, c’est que Silvia et Jean qui depuis Sicuani vont chaque mois au foyer, continueront à former les éducateurs. Eux le transmettront aux ados qui le souhaitent qui… Nous ne savons pas comment continuera cette belle histoire, mais nous vivons une expérience de transmission d’un savoir bienfaisant qui du Japon à la France est arrivé dans les Andes et que nous nous engageons à transmettre à notre tour. Un grand merci à l’équipe qui vient à Sicuani, à l’AIST et à Bernard Bouheret.

– Quelles sont, selon vous, les valeurs transmises par le shiatsu ?

Je me reconnais dans ces valeurs andines du Bien Vivre. Le bien vivre est une valeur andine ancestrale qui comprend le respect de soi-même, de la nature, du vivant, c’est aussi l’intention et la pensée juste qui accompagnent le geste.

Cette approche a beaucoup en commun avec le shiatsu, où est transmis un toucher respectueux de la personne. L’intention qui est à l’oeuvre est essentielle, car l’intention juste permet le geste juste, c’est à dire le geste qui soigne. Faire circuler le Qi dans les méridiens c’est remettre en jeu un blocage, une émotion dans l’économie générale du corps, c’est à dire donner au corps la capacité de se réparer.

– Avez-vous des anecdotes marquantes à propos de vos voyages ?

Je me souviens du soin que j’ai donné à Sebastian, un nourrisson atteint de paralysie faciale, dans le service de pédiatrie de l’hôpital de Sicuani. La séance n’avait duré que quelques minutes – en effet chez les jeunes enfants les séances sont très courtes – j’ai répété le protocole que j’avais appliqué à l’intention de Rosa qui avait du s’absenter : méridien de la vessie, méridien de l’estomac, et pressions sur le visage, la scène s’est déroulée deux fois à l’identique sous les regards stupéfaits des infirmières et aide-soignantes : le bébé pleurait pendant tout ce temps, et lorsque j’ai établi une connexion entre Nao Hu, Petite porte du cerveau, 17 Du Mai, et Yin Tang, point hors méridien situé entre les sourcils, l’enfant a émis un rot bruyant et puis s’est endormi immédiatement.

L’une des infirmière lui a donné un biberon – sa mère ne pouvait pas l’allaiter en raison d’une infection, nous avons alors tous constaté que la paralysie avait régressé de façon remarquable, car le bébé pouvait téter sans que le lait s’échappe de sa bouche.

– A votre avis, le shiatsu peut-il se pratiquer partout ? Peut-il désormais continuer à

se développer en autonomie, par exemple au Pérou où vous avez

été ?

Oui, après toutes ces années je peux dire que le shiatsu peut être transmis à tous et partout. Les conditions matérielles importent peu puisque le praticien s’adapte. Cette différence dans le cadre de travail devient une richesse car elle amène le praticien à adapter sa pratique, à se transformer, la pratique devient alors expérience. Ca été mon cas ainsi que celui de tous les praticiens je crois qui ont participé aux missions.

La transmission de la technique a été déterminante dans le choix de nos lieux d’intervention, à savoir que nous avons proposé des soins ainsi qu’une formation en shiatsu, la formation est indispensable si l’on veut amener l’autre vers l’autonomie.

Le premier jalon vers l’autonomie a été l’enseignement du shiatsu que les élèves de l’Apaine ont transmis aux membres d’Allin Kawsay.

Plus récemment en novembre 2017, a eu lieu la « fête du bien vivre » à Sicuani. Cette manifestation qui se déroule une fois par an, est organisée par des associations locales, elle donne lieu à des ateliers, des conférences, des témoignages, des projections de films. Le samedi qui clôt la semaine du bien vivre, à l’occasion de l’évènement qui a lieu sur la place de la ville, Apaine et Allin Kawsay ont tenu un stand qu’ils ont intitulé « Shiatsu para el Buen Vivir ». Lors de cette journée ils ont donné environ 120 shiatsu. L’AIST avait participé à la fête du bien vivre de l’année précédente. En 2017 on peut vraiment parler de démarche autonome car Allin Kawsay et Apaine se sont organisés entre eux pour monter l’évènement, j’ai été très heureuse d’apprendre que le shiatsu continue.

Le projet initial est en évolution, Allin Kawsay, de par son activité dans le domaine de l’éducation, a fait connaître le shiatsu aux professeurs des écoles avec lesquels ils animent des ateliers pour la paix. Ils ont commencé à leur enseigner le shiatsu assis. Leur projet est d’intégrer le shiatsu dans le rituel scolaire, afin que les enfants puissent se donner des shiatsu entre eux.

C’est une vraie réussite à mon avis, car il y a appropriation de la technique, innovation, et créativité.

– Quels sont les avantages du shiatsu en mission solidarité ? Au niveau matériel ? Et au niveau humain: le shiatsu créé t-il des ponts entre les peuples ?

Nos mains sont notre outil. Le shiatsu peut être pratiqué sur une simple chaise. Sur le stand que tenaient Allin Kawsay et Apaine lors de la « Semaine du bien vivre » on les voit pratiquer le shiatsu assis, plus facile à mettre en œuvre dans ce genre de manifestation publique. Et pour le shiatsu traditionnel un matelas ferme suffit. Le praticien s’adapte et adapte ses gestes et ses postures aux conditions matérielles rencontrées, à savoir qu’en centre de santé, en hôpital nous sommes habitués à travailler avec un patient alité.

– Quelles difficultés rencontrent les praticiens dans ce genre de voyage ?

A Sicuani c’est surtout l’altitude qui est éprouvante pour l’organisme, à 2600 m, l’air est plus pauvre en oxygène et on s’essouffle plus vite lors des efforts.

– Comment voyez-vous l’avenir du shiatsu ?

J’aimerais que le shiatsu puisse être accessible au plus grand nombre, au moyen par exemple d’une prise en charge financière par les mutuelles. J’aimerais qu’il fasse son entrée officielle dans la santé publique, afin que la coopération avec le corps médical soit renforcée.

 

 

Béatrice Bernard, « Du corps morcelé au corps unifié » Dans Shiatsu thérapeutique et plantes d’Amazonie : quand l’art du toucher rejoint l’énergie des plantes, édité par Bernard Bouheret, Editions Testez, Embourg : Marco Pietteur, 2009, 192 p.

 

« Du corps morcelé au corps unifié : le « corps » porte en soi la notion d’unité et de globalité comme le manifestent ces expressions de notre langage courant telles que le corps du texte, un corps de métier, un corpus, prendre corps, faire corps.

Le corps unifié est le corps à l’état de santé, mais il peut être dissocié par les traumatismes psychiques ou physiques. Le morcellement qui s’ensuit s’inscrit dans le corps et engendre des ruptures pouvant être localisées dans toutes les zones corporelles, ou se traduit par la sensation de vivre sa vie du dehors, d’être spectateur de son corps. Dans les deux cas, le shiatsu vise à réintégrer la partie dans le tout, à rassembler, à restaurer intégrité et cohérence.

J’emprunte à la littérature cette sensation de séparation entre le corps et l’esprit, décrite par Julio Cortázar dans Les armes secrètes : un homme se rend tous les jours à l’aquarium du Jardin des plantes à Paris pour observer des poissons :

« Maintenant je sais qu’il n’y a rien eu d’étrange dans tout cela, que cela devait arriver. Ils me reconnaissaient un peu plus chaque matin quand je me penchais vers l’aquarium. (…) Je collais mon visage à la vitre de l’aquarium (…) Je voyais de très près la tête d’un axolotl immobile contre la vitre. Puis mon visage s’éloigna et je compris. Une seule chose était étrange : continuer à penser comme avant, savoir. Quand j’en pris conscience, je ressentis l’horreur de celui qui s’éveille enterré vivant. Au-dehors, mon visage s’approchait à nouveau de la vitre, je voyais ma bouche aux lèvres serrées par l’effort que je faisais pour comprendre les axolotls. J’étais un axolotl (…)».

Cet état – extrême ici – est spontanément décrit par Astrid, une patiente :

« Je sors de mon corps quand je suis fatiguée, j’oublie mon corps et ne tiens que sur les nerfs, ou alors quand je ne suis pas satisfaite de la vie que je vis. Je fais abstraction de mon corps, je me mets dans ma bulle pour éviter la confrontation avec le monde extérieur (les transports, la foule, le bruit), je vais dans ma tête. Le shiatsu me fait rentrer dans mon corps, me ramène au corps, me ramène à la vie. »

Le praticien agit comme passeur pour que l’individu ait accès à lui-même (celui-ci peut alors faire l’expérience de l’unité, avoir la sensation de former un tout). Une patiente m’a dit un jour à la fin d’une séance : « Je n’avais jamais eu une telle impression d’unité. Quant à moi, j’avais la sensation d’un corps morcelé, éparpillé, j’avais « recollé » les morceaux et c’est ce qui avait été perçu par la patiente.

Les ruptures du corps

Les causes de morcellement sont multiples, elles peuvent être d’origine psychique ou physique : opérations, cicatrices, accidents, accouchement, deuil, séparation, absence, ruptures dans la vie, maladies, postures erronées…, la liste est longue de tout ce qui peut scinder l’individu, l’éclater, lui faire perdre centrage et unité.

Les chocs psychiques, notamment le deuil, vont disloquer le corps ; le praticien veillera à harmoniser le Shen (en MTC, entité viscérale du Cœur) et à raccrocher les foyers entre eux.

Les ruptures peuvent avoir lieu sur : fenêtres du ciel, cou, poitrine, diaphragme, estomac, pelvis, genoux, coudes, poignets, chevilles. Le praticien portera son attention sur le territoire bloqué, le lieu de la rupture :

les fenêtres du ciel : le mental a pris le pouvoir, il y aura excès en haut et vide en bas (il faudra tonifier en bas et disperser en haut).

la gorge (chakra n° 5) est liée aux choses enfouies, à la parole. Les femmes maltraitées peuvent avoir des problèmes de thyroïde (il y a une correspondance entre les premier et deuxième chakras et la gorge).

un déséquilibre de cœur/maître du cœur (chakra n° 4) peut aller de pair avec des oppressions thoraciques, des situations oppressantes dans la vie, des difficultés respiratoires.

peur et angoisse peuvent occasionner des blocages lombaires.

Anita

Anita a souhaité recevoir un shiatsu pour « retrouver des besoins fondamentaux » : «J’ai conscience de ne pas être épanouie, de ne pas avoir trouvé le bonheur, je n’ai pas de problèmes matériels, je voudrais me retrouver, moi ».

Dix ans plus tôt, elle a accouché d’une petite fille qui est morte peu après la naissance, son ex-mari est lui aussi décédé. Elle mentionne une ancienne addiction à l’alcool et aux médicaments, elle consomme actuellement du cannabis « pour son effet apaisant et calmant sur les nerfs », elle évoque un épuisement physique et nerveux et a le sentiment de sombrer à nouveau dans la dépression, de ne pas avoir de vie pour elle, elle a fait un régime (elle a pesé jusqu’à cent kilos) mais ne parvient plus à perdre de poids, « là aussi, c’est bloqué » ; elle évoque également des douleurs lombaires et des troubles urinaires.

Lors de la première séance, j’ai la sensation d’une cuirasse sous les mains : l’intérieur est vide, mort, comme s’il fallait traverser toutes les douleurs pour accéder à l’intérieur et le faire revivre. Je pense aux mots de K. G. Dürckheim « le corps que l’on est » : cette cuirasse se voit extérieurement. Au cours de la deuxième séance, je traiterai notamment la Rate en dispersion : le mental est en excès (la patiente me dira ne pas arrêter de penser, le jour comme la nuit, elle se réveille toutes les heures environ) aussi agirai-je sur le Yi (l’entité viscérale de Rate-Pancréas) par Yishe, « abri de la pensée », 49 V et 20 V, point Shu de la Rate. La troisième séance sera exceptionnelle, il est très émouvant de vivre l’ouverture d’un individu : la cuirasse s’est fluidifiée, le corps est ouvert. Anita a perdu du poids, son sommeil s’est amélioré de façon significative, elle a le sentiment d’avoir plus de recul dans sa vie, « je vais vers la sérénité ». Le lendemain un zona s’est déclaré sur le dos, du point de vue du shiatsu, c’est une voie de sortie du corps, du revers vers l’avers, une « crise de guérison » : elle avait eu un zona, adolescente, une quinzaine d’années auparavant.

Les cicatrices, comme les deuils, rompent la circulation de l’énergie dans le corps : Anita a subi deux césariennes et l’ablation d’une des glandes de Bartholin, qui servent à la lubrification du vagin pendant les rapports sexuels, « dans les deux cas ça me concerne en tant que femme ». Elle décrit son bas-ventre comme une zone morte, un amas de chairs sans vie : « on pourrait me piquer des aiguilles, je ne sens rien, c’est insensible », et elle ajoute très justement en parlant de sa fille qui est morte : « elle est toujours là ». Elle est à la fois amputée d’une partie d’elle-même : la mort est séparation, et elle porte cette séparation dans son corps. La séparation s’inscrit dans le corps, dans la mémoire cellulaire. Le corps est réceptacle des évènements vécus, lieu où s’inscrivent nos expériences.

Il y a, comme l’explique J.-M. Kespi dans  L’homme et ses symboles, corrélation et interrelation entre psychisme et physique en Médecine traditionnelle chinoise : « Nous avons deux mémoires, psychique et somatique, qui, ayant enregistré toutes les expériences vécues depuis notre conception – plaisirs, peines, traumatismes, angoisses, souffrances, etc. – dialoguent en permanence. Il n’est pas de psychosomatique dans le sens où nos symptômes corporels seraient induits par la psyché. Le corps est, en lui-même, une mémoire ; nos symptômes en sont le langage ; il converse en permanence avec la psyché. »

Corps et esprit ne sont pas séparés, ils sont reliés comme le sont les deux faces d’une feuille de papier : ce qui agit sur le physique va agir sur le psychisme et inversement bien sûr, ce qui agit sur le psychisme aura une action sur le physique. L’homme, écrit K.G. Dürckheim, « est une unité en soi (…), le corps est la forme extérieure de l’âme et l’âme l’esprit du corps, c’est pour cette raison, donc, que la structure intérieure se manifeste inévitablement à travers son corps et son attitude. Il n’y a pas d’ordre spirituel ni de tension psychique qui ne se reflètent dans le corps. »

Anita envisage de recourir à la chirurgie esthétique afin d’enlever cet amas de chairs mortes, l’ablation prendrait alors le sens d’une « blessure symbolique », puisqu’il s’agirait ici d’enlever ce qui est en trop pour retrouver un corps entier, créer de l’espace pour retrouver une circulation.

Lors d’une prochaine séance je m’attacherai à redonner de la vie dans la zone morte afin de réintégrer le bas-ventre, l’utérus, dans le schéma corporel, en frottant, en « respirant » dans les mains, en effectuant des manœuvres fluidiques d’équilibre de l’énergie : remplir le vide et vider le plein.

Restaurer l’unité du schéma corporel

Le schéma corporel se constitue à travers l’expérience physique avec le monde extérieur. Les informations qui contribuent à sa construction proviennent de diverses sources, telles que les sensations tactiles, thermiques, visuelles et vestibulaires (oreille), musculaires et viscérales. Le schéma corporel, qui n’est pas constitué à la naissance, va donc s’élaborer par les sensations, notamment par le toucher.

La perception du corps comme totalité est, on l’a vu, un équilibre fragile, menacé par les chocs, qu’ils soient psychiques ou physiques.

Le praticien de shiatsu sera donc attentif aux mots que le patient utilise pour décrire son corps et ses douleurs : ils traduisent souvent la vision morcelée qu’il a de son propre corps.

La partie malade est coupée du schéma corporel. Toutes les zones du corps peuvent être atteintes. Il faut réincorporer la partie douloureuse, réintégrer la partie dans le tout, la première vertu du shiatsu, comme toutes les techniques du toucher, étant de restaurer l’unité du schéma corporel.

« Le shiatsu me fait rentrer dans moi » (Anne-Marie) : les limites de son corps sont redéfinies par le contact de mes mains et par le tracé des méridiens. On assiste ici à une réappropriation du corps, à une réintégration de toutes ses parties dans une totalité : « J’ai besoin de ça pour sentir que j’ai des pieds, des jambes, des mains, pour me sentir moi, l’intérieur de moi, pour me retrouver. »

François

François a perdu la sensibilité de la main droite depuis un an à la suite d’une intervention chirurgicale ratée sur le canal carpien, opération durant laquelle le nerf médian a été sectionné. Cuisinier, il est en arrêt de travail depuis lors. François me dit qu’il aurait alors préféré que sa main soit amputée, il s’est trouvé confronté à une sensation angoissante : sa main est devenue un objet, une chose qui ne lui appartient pas, un appendice coupé de son corps ; il se voit prendre un objet dans la main mais n’en a pas la sensation. Quand il saisit un objet, il y a morcellement, désarticulation : un hiatus entre lui et l’objet saisi. Puisqu’il n’y a pas de relation tactile entre l’objet saisi et le corps, l’œil supplée à cette déficience. Une rééducation motrice a permis de réintégrer partiellement la main dans le schéma corporel, cette première étape étant l’acceptation de la main invalide.

Lors d’une séance pratiquée sur lui, ses pouls étaient très dilatés, le feu en excès, le système nerveux à plat (Triple Réchauffeur/Maître du Coeur). J’ai dispersé le Yang en étant attentive à la sortie de l’énergie aux extrémités du corps : points Ting des orteils et des doigts, Fenêtres du ciel, Pae Hoe (20 Toumo, point des cent réunions), Fontaine jaillissante (1 Rein).

J’ai dispersé longuement les points Feu 8 Coeur et 8 Maître du Coeur : la main qui a perdu la sensibilité est plus dure (il y a eu rétraction des muscles), mais la sensation de brûlure est la même sous mes pouces. J’en fais part à François, à savoir qu’énergétiquement sa main droite est vivante, même si lui-même a perdu le contact avec sa main. Je trouve essentiel d’établir le dialogue en lui faisant partager mes sensations ; je m’interroge et l’interroge sur la possibilité de renouer avec sa main autrement que par des sensations tactiles. 8 Cœur et 8 Maître du Coeur sont des points locaux, reliés à tout le corps par la circulation énergétique dans le méridien : lorsque je disperse le Feu, l’action s’étend au corps tout entier, par les trajets des méridiens et par résonance.

François se dit plus posé depuis cet accident, moins agité. L’expérience de sa main absente, l’expérience de la maladie sont pour lui, dans le même temps, une porte qui s’ouvre et qui lui offre peu à peu la possibilité de se retrouver.

Retrouver le centre

Après la « prise de contact » avec le patient, qui s’effectue avec la main plate le long de la colonne vertébrale, le praticien va parcourir l’ensemble du corps afin de restaurer la circulation énergétique dans le corps, celui-ci étant le support qui permet de relier l’individu à son être.

Intervenir localement sur une zone douloureuse, travailler un point d’acupuncture symptomatique ne doit pas me faire perdre conscience du corps global de l’autre et, a fortiori, du mien ! Lorsque je donne un shiatsu, il me faut être centrée dans mon Hara, être là et être au monde, c’est une expérience qui passe par le corps.

Dans nos sociétés occidentales, le centre de gravité est souvent décalé, souvent trop haut dans le corps  : centré dans le thorax, la personne vit dans ses émotions, centré dans la tête, elle est dans le mental. La posture est révélatrice du centre de gravité : il m’arrivera souvent au cours d’une séance de corriger une position inadéquate, le patient aura alors l’impression, dans un premier temps, d’être de travers, il y avait équilibre, compensation dans la posture, la posture juste mettra alors l’accent sur le déséquilibre.

Le centrage dans le Hara (ou « ventre » en japonais) amène une globalité du corps. Ce processus est très bien décrit par K. G. Dürckheim : au Japon, « le Hara confère donc à la personne humaine dans sa totalité une qualité spécifique ; on peut même dire qu’il en fait une personne  « entière ». Celui qui ne possède pas le Hara n’est pas « entier ». »

« Le corps humain, dans son attitude, n’est rien d’autre que l’expression d’un état de la personne entière. Il en est de même du centre de gravité : bien qu’il puisse être localisé dans une région déterminée du corps, il exprime un état de la personne entière qui se reflète dans son comportement tant physique que psycho-spirituel à travers le corps et à travers l’âme. Le centre de gravité est donc l’expression non seulement du corps et de l’âme, mais d’une troisième réalité : l’homme dans sa totalité, conforme à son être et adapté au monde. »

Le shiatsu peut contribuer à réunifier l’homme coupé de son corps dans nos sociétés occidentales.

Occidentale moi-même, je pratique le shiatsu, discipline orientale, sur des corps empreints de dualité, d’où l’importance pour moi d’être centrée dans le Hara, d’être « entière », dans une globalité, pour surmonter cette dualité inhérente à notre culture.

Se réapproprier une enveloppe corporelle

Le shiatsu étant une technique du toucher, le praticien et le patient vont être en relation dans un premier temps par la peau, l’organe sensoriel du toucher. Je me suis intéressée de ce fait à la relation très étroite qu’entretiennent peau et psychisme.

La peau est l’organe sensoriel du toucher, c’est une barrière, un organe de protection contre les agressions externes, une surface d’échange (gazeux et calorifique, et elle assume une fonction d’épuration de l’organisme. La peau est une enveloppe, une frontière entre soi et les autres, c’est un lieu d’échanges entre l’intérieur et l’extérieur. L’expérience tactile est à la fois active ( je touche) et passive (je suis touché). L’être humain ne peut pas vivre si 1/7 de sa peau est détruite.

La peau et le cerveau sont issus du même feuillet embryonnaire, l’ectoderme, qui est le feuillet cellulaire externe de l’embryon à partir duquel se constituent la peau, le système nerveux et les organes sensoriels, ce qui fait de la peau une « sorte de cerveau en feuilles ». (Le Journal du CNRS). Les deux organes, cerveau et peau, communiquent en permanence. De nombreuses expressions du langage courant expriment bien cette relation entre la peau et le psychisme, tels qu’« être touché », « marqué », « blessé », « écorché », « à vif », qui sont à la fois tactiles et émotionnels.

Dans ma propre expérience, certains patients se référent spontanément à la peau pour se dépeindre ou pour évoquer des sensations vécues au cours d’une séance de shiatsu.

« C’est une histoire de peau, le shiatsu enlève des peaux, les peaux mortes. » (Hélène)

« Les évènements de ma vie ont fait que je suis écorchée, je suis comme je suis et maintenant je veux vivre avec, ne pas retomber et reprendre des antidépresseurs. » (Anita)

Ecorchée fait référence au corps et au psychisme. Etre écorché c’est ne pas avoir de peau, d’enveloppe protectrice. Sans peau, le psychisme est à nu. Le shiatsu peut aider à restaurer une enveloppe corporelle entière.

Le psychanalyste Didier Anzieu a forgé le concept de Moi-peau : « Par Moi-peau, je désigne une figuration dont le Moi de l’enfant se sert au cours des phases précoces de son développement pour se représenter lui-même comme Moi contenant les contenus psychiques, à partir de son expérience à la surface du corps. » En prenant soin de son enfant la mère lui donne conscience qu’il est un tout qui correspond aux limites du corps : « l’infans acquiert la perception de la peau comme surface à l’occasion des expériences de contact de son corps avec le corps de sa mère et dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement avec elle. » Par le toucher et le regard la mère met son enfant dans une enveloppe. Le peau à peau est l’un des premiers contacts de relation avec l’autre (mère/bébé). Cette enveloppe est l’unité même de base de notre édification.

Didier Anzieu cite le cas d’un bébé séparé longuement de sa mère après avoir subi une intervention chirurgicale ; durant ce temps, sa mère a pu le voir et lui parler, mais pas le toucher. Au cours d’une séance de psychothérapie, l’enfant, alors âgé de 5 ou 6 ans, a collé un adhésif sur l’ensemble de son corps, sauf sur les yeux : il s’est ainsi reconstitué une peau qui lui a fait défaut à une période de sa vie, seuls les yeux n’ont pas été recouverts puisqu’il avait pu maintenir le contact visuel avec sa mère.

Nous l’avons vu, la peau est une barrière, elle fait écran aux agressions externes, mais elle est aussi tournée vers l’intérieur, elle dialogue avec le psychisme, c’est un outil de communication (la peau donne des informations). Le « Moi-peau [est une] interface apte à séparer le dedans et le dehors ». L’interface sépare : frontière entre dedans et dehors, lieu de passage, c’est aussi un espace de circulation qui accueille les entrées et les sorties. La frontière est garante de l’intégrité du corps, elle définit les limites et dans le même temps elle est la condition d’accès à l’autre, à ce qui est à l’extérieur de moi.

Vers un corps unifié

« Notre existence séparée est une illusion. Nous sommes parties intégrantes d’un tout : nous sommes une mer qui a un mouvement et une mémoire. Notre réalité est plus grande que toi et moi, plus grande que tous les navires de la mer, plus grande que les eaux sur lesquelles ils naviguent. » Erwin Laszlo, Aux racines de l’univers.

Lorsque la personne est unifiée, une passerelle peut s’ouvrir dans l’espace temps :

Leïla a subi, quelques années auparavant, une opération avec ablation de la moitié de la thyroïde. Aujourd’hui, elle mentionne des douleurs à la nuque ; aussi vais-je porter mon attention sur les points situés autour de la thyroïde : 23 Jenmo, 9 Estomac, ou encore sur les fenêtres du ciel postérieures (16 Toumo, 10 Vessie, 20 Vésicule Biliaire). Alors que je procède à des étirements afin de dégager la nuque, et avec l’intention de faire circuler dans la région de la thyroïde, Leïla réagit avec émotion: « Cela faisait longtemps que je n’avais pas senti cela, c’est ce que faisait mon grand-père au Maroc quand j’étais enfant pour soigner mes angines, et il appliquait de l’argile. J’y étais, avec la lumière et le soleil… »

Etre présent pendant le shiatsu est autant une exigence pour le praticien que pour le patient.

Si celui qui reçoit est conscient de son corps, il ouvre une porte au praticien qui entre dans cette conscience. Le praticien présent, centré dans son Hara, conscient de son corps, accède au corps énergétique de l’autre. Ce n’est pas seulement un travail sur le corps physique, car le corps physique est un support, un moyen d’accès au corps énergétique.

En revanche si le patient n’est pas dans la conscience de son corps (si, pour reprendre les termes de K. G. Dürckheim, il a un corps, au lieu d’être un corps), la passerelle ne se fait pas ou épuise le praticien qui aura la sensation de se heurter à des portes fermées : le passage ne se fait pas, la porte ne s’ouvre pas.

Elsa souffre d’acouphènes, les pouls font apparaître une faiblesse du système nerveux. Elle est dans la spirale stress-douleur-insomnie. Je vais donc porter mon attention sur l’équilibre du système nerveux (équilibre de Triple Réchauffeur et Maître du Cœur), tonifier le Rein, lié à l’oreille, et terminer le travail sur la tête par l’équilibrage droite/gauche sur 17 TR, Yi Feng (« Cache du vent ») ; 21 TR, Er Men (« Porte de l’ouïe ») ; et 19 Intestin Grêle, Ting Gong (« Palais de l’ouïe ») qui sont des points symptomatiques des troubles auditifs. La patiente n’est pas concentrée, je lui demande alors sa collaboration en lui proposant de ressentir la différence entre les deux côtés de la tête : à gauche, du côté de l’oreille souffrante, les points sont très fermés. Elsa prend immédiatement conscience de la différence et, reprenant contact avec son corps, elle renoue le contact avec moi.

Ne pas perdre la relation à l’autre, cela se fait par la présence à soi dans un premier temps. La conscience de soi est nécessaire pour aller vers la conscience de l’autre.

Appréhender l’homme dans sa totalité : travailler sur une zone locale dans un but thérapeutique ne doit pas faire perdre de vue la personne dans sa globalité. Ne pas segmenter le corps, mais s’attacher à faire circuler dans tout le corps car le corps est le support, le moyen d’accès, à soi et à l’autre. Anita ne vient pas à cause de ses symptômes, ils sont multiples, sa motivation est tout autre, et elle est essentielle : elle vient pour se retrouver.

A la lecture de Jean Malaurie, il me semble entendre un langage similaire à celui qu’utilise le praticien de shiatsu. Alors géographe ( il se définira plus tard comme anthropogéographe et parlera de « concept global », ayant intégré l’homme à l’étude de la nature) , il étudie méthodiquement les pierres, lors d’une mission scientifique dans le nord du Groenland en 1950, et décrit ainsi la démarche qu’il a suivie : « Coller au terrain … penser en piéton, un pas après l’autre, scruter les profondeurs glacées, les failles, les creux et les bosses, puis à partir du lieu, de ses cavités labyrinthiques, de ses grottes et des chemins qui y conduisent, les canalicules et les diaclases…. ».

Le shiatsu, tout comme cette anthropogéographie, est un formidable outil pour nous relier, à travers le corps, à nous-mêmes et au monde. Il se manifeste dans la capacité du praticien à tisser les liens, renouer les fils, défaire les nœuds (qui sont des ruptures du corps, des lieux de blocage où l’énergie ne circule plus), recoudre, reconstituer la trame, les réseaux.

En pratiquant le shiatsu, nous pouvons avoir conscience des différentes strates : la peau, la chair, la structure osseuse, ou encore le corps énergétique. Ce « deuxième corps » est appelé « corps subtil » par les Tibétains, « corps arc-en-ciel » par les Aborigènes d’Australie, « corps de Qi » par les Chinois. C’est ce corps subtil que le praticien de shiatsu va devoir développer, en affirmant la présence à son corps physique, notamment par des pratiques comme le Qi Qong ou le Tai Qi Chuan. En effet, au cours des exercices de Qi Qong, chacun prend conscience dans un premier temps de l’enveloppe, de la frontière entre intérieur et extérieur. Cette prise de conscience permet ensuite à la frontière de se dissoudre : il n’y a plus de limite entre dehors et dedans, on réunit, on réconcilie intérieur et extérieur.

De même, celui qui reçoit le shiatsu peut faire cette expérience : « Le shiatsu me ramène dans mon corps, me fait prendre conscience de l’intérieur et de la couche extérieure, je reprends conscience de chaque parcelle de mon corps, pour l’oublier complètement. » (Astrid)

Le praticien, qu’il soit oriental ou non, s’inscrit dans une lignée, de maître à élève, il est le véhicule d’une mémoire qui ne lui appartient pas. Je transmets quelque chose qui me dépasse, je m’inscris dans une filiation, qui est une actualisation et une re-création continue. Il s’agit donc d’une « tradition », comprise dans son sens étymologique comme transmission (du latin tradere, « trans » à travers et « dare » donner), à la fois mémoire et projet, que le praticien a le devoir de poursuivre et d’enrichir.

Le shiatsu est un système ordonné, une gestuelle codifiée, le cadre à travers lequel le praticien réalise son rôle de médiateur pour réconcilier la terre et le ciel en l’homme. »

Bibliographie

Anzieu, D., Le Moi-peau, Paris : Dunod, 1995 (1re éd. 1985)

Cortázar, J., Les armes secrètes, Paris : Gallimard (Folio n° 448), 1973, pp. 27-35 (1re éd. Buenos Aires, 1959)

Chevrolet, G., Miche et Drate, paroles blanches, Montreuil : Théâtrales – Jeunesse, 2006

Crossman, S. et Barou, J.-P., Enquête sur le savoirs indigènes, Paris : Gallimard, 2005 (1re éd. 2001)

Crossman, S. et Barou, J.-P., Les clés de la santé indigène, Paris : éd. Balland, 2004

Dürckheim, K. G., Hara, Paris : Le courrier du livre, 2005 (1re éd. allemande 1967, française 1974)

Kespi, Dr J.-M., L’homme et ses symboles en médecine traditionnelle chinoise, Paris : Albin Michel, 2002

Laszlo, E., Aux racines de l’univers : vers l’unification de la connaissance scientifique, Paris : Fayard, 1992

Malaurie. J., Hummocks, Paris : Terre Humaine, Plon, 1999

Schott-Billmann, F., Quand la danse guérit : approche anthropologique de la fonction thérapeutique de la danse, Nîmes : La recherche en danse, 1994

Le corps rassemblé : Pour une perspective interdisciplinaire et culturelle de la corporéité, Coll., sous la direction de Catherine Garnier, Ed. Agence d’Or, Université du Québec à Montréal, 1991.

Qu’est-ce qu’un corps ? Catalogue d’exposition du Musée du quai Branly, Paris : Flammarion, 2006

Journal du CNRS, n° 173, juin 2004